Chroniques de la gauche la plus bête du monde #1

 Après des mois de bluff, de tergiversations, d’ascenseur émotionnel et d’espoirs entretenus, le processus d’union des listes des gauches, de l’écologie et des mouvements citoyens a débouché sur un échec jeudi 28 novembre. Tentative de synthèse pour comprendre ce ratage, pourtant si néfaste pour la gauche… depuis 150 ans.

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Dans quatre mois auront lieu les élections municipales. Après un moment d’incertitude lié au processus d’investiture défaillant de LREM, les candidats de droite structurent désormais leurs équipes pour être en ordre de bataille. M. Christophe Bouchet – le maire remplaçant de M. Serge Babary, parti à mi-mandat profiter des ors du Palais Bourbon – tente de s’appuyer sur un bilan plus que mitigé, verdissant à outrance sa campagne et comptant sur des troupes éparses, après la défection de presque tous ses soutiens issus des Républicains (LR). Justement, ces mêmes LR, sous la houlette de M. Xavier Dateu – ennemi juré de C. Bouchet, Filloniste passionné en 2017 avant une récente reconversion au centrisme – et de Mme Céline Ballesteros – candidate malheureuse aux dernières législatives – sont dans l’incertitude et chercheraient, aux dernières nouvelles, à rallier le candidat LREM. C’est donc M. Benoist Pierre, le candidat officiel d’En Marche, qui se verrait bien en haut de l’affiche, le printemps venu. Cependant, ce camarade de promo de M. Edouard Philippe à Sciences Po Paris, ambitieux universitaire amateur de promotion personnelle et apôtre infatigable de la start-up nation appliquée au tourisme historique de divertissement, doit déjà gérer la liste dissidente de Mme Françoise Amiot, si poétiquement appelée « Marcheurs de Loire ». Le Rassemblement National, lui, présentera sans doute un candidat, probablement M. Gilles Godefroy – affectueusement surnommé « l’Homme de Cro-Magnon » par ses camarades du Conseil Municipal – dont les sorties publiques autour du « grand remplacement » par les migrants et/ou les kebabs de l’avenue Grammont donnent le ton de la profondeur programmatique du parti lepéniste à Tours.

(Images de campagne de la droite : des rillettes, des vrais hommes, du sport et des handicapés. What else ?)

 

Une gauche dispersée, façon puzzle

La gauche, l’écologie et les mouvements citoyens locaux, eux, conformes à une tradition maintenant centenaire, sont partis en ordre dispersé, même si un processus de convergence s’était intensifié depuis quelques semaines. Interrogés à l’été 2018, les principaux leaders locaux m’avaient assurée de leur volonté d’union… mais le plus souvent en invitant les autres mouvements à rejoindre le leur, bien entendu « grand ouvert ». Il était déjà urgent d’attendre. D’attendre des sondages, d’attendre de savoir qui se présenterait en face, d’attendre les européennes pour avoir une idée du rapport de force, bref, tout allait se décanter et on verrait bien.

Un an plus tard, en septembre 2019, la situation restait toujours compliquée car les forces étaient encore atomisées. Avec l’éclatement du PS, une partie des anciens cadres les plus « sociaux-démocrates » avait déjà rejoint LREM, comme par exemple MM. Philippe Chalumeau – député de Tours – ou… Benoist Pierre. Une autre partie des anciens PS avait tenté de se réinventer dans le Projet Citoyen pour Tours porté par M. Mickaël Cortot. Enfin, un dernier groupe s’était investi dans la création de structures locales de Génération.s (Benoît Hamon) ou de Place Publique (Raphaël Glucksmann), peu clairs sur leurs ambitions municipales. Avec sa liste En Avant Tours, le Parti Socialiste-canal historique restait cependant dans la partie, avec de vieux briscards tels MM. Jean-Patrick Gille et Alain Dayan et surtout une nouvelle venue à Tours, Mme Cathy Munsch-Masset, vice-présidente chargée de l’Éducation et de l’Apprentissage au Conseil Régional.

Plus à gauche, la Touraine insoumise de M. Claude Bourdin, tout en jouant sur plusieurs tableaux, s’efforçait d’emmener dans son sillage C’est au Tour(s) du Peuple, avec plus ou moins de succès. Le collectif citoyen monté dès 2013 et qui fédérait il y a encore quelques mois Ensemble, le Parti de Gauche, des syndicats, des Gilets Jaunes, des Insoumis, des NPA était déjà tiraillé entre partisans du rassemblement et défenseurs d’une liste autonome… Ces tensions internes ont d’ailleurs fini par éclater au grand jour à la mi-novembre lorsque les membres d’Ensemble ont annoncé leur départ afin de rejoindre « Pour Demain Tours 2020 » autour de l’écologiste M. Emmanuel Denis. Génération.s ou le PCF, qui se sentaient plutôt proches de C’est au Tour(s) du Peuple en matière de programme, s’en écartaient dans le même temps en privilégiant d’autres stratégies plus unitaires.

Les écologistes de Pour Demain Tours 2020 (ex-Cogitations Citoyennes), eux, avec le vent en poupe vu le contexte global, hésitaient pris en étau entre la stratégie nationale d’EELV portée par M. Yannick Jadot qui veut prendre ses distances avec la gauche et le contexte local assez favorable à l’union.

Pour complexifier les choses, une double problématique est apparue lors de ces élections: d’une part des listes citoyennes participant à la construction des programmes ont fleuri, dynamisant la vie militante ; d’autre part, les directions nationales des partis ont essayé d’harmoniser les stratégies d’alliance par l’intermédiaire de leurs commissions d’investiture, elles aussi prises dans des logiques politiques. Résultat, on est dans le flou pour savoir si LFI va donner une investiture à Tours – EELV aura mis longtemps aussi – et on ne sait pas si les bases militantes vont adhérer pleinement à la stratégie des leaders, phénomène que l’on a vu se développer dans le syndicalisme, cheminot notamment, depuis une dizaine d’années.

Pour avoir une petite vue d’ensemble sur la question, je vous propose ici  un petit panorama visuel des forces en présence et des personnages en lice :

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Vous avez dit gâchis ?

Pourtant, on pouvait tout de même noter un certain nombre de points plus qu’encourageants :

  • Une masse de militants de toutes ces formations étaient favorables à une stratégie d’Union dès le premier tour avec un programme et une liste communs. Cette dynamique s’est cristallisée autour du collectif Tours en Commun qui porte la voix de cette volonté citoyenne et militante d’union, avec une pétition lancée il y a peu pour peser sur le processus.
  • Seuls quelques cadres des mouvements étaient défavorables à l’union, jouant avec le feu dans l’idée de passer au deuxième tour et de rafler la mise avec un hypothétique report mécanique des voix des autres formations de gauche perdantes. Peut-être que ces spin-doctors devraient revoir leurs cours d’Histoire pour mesurer l’efficacité de cette stratégie kamikaze qui, si par miracle elle fonctionnait, ne permettrait pas de configurer une véritable majorité apaisée et efficace pour gérer les dossiers du mandat. En effet, comment songer un instant que la campagne ne produira pas de nombreux dégâts collatéraux entre listes de gauche en concurrence, composées souvent d’amis d’hier… ? Ces dix derniers jours de règlements de compte sur les réseaux sociaux entre membres des différentes listes montrent le niveau potentiel de fratricide.
  • 75% des programmes des différentes formations sont identiques. L’écologie, la participation des citoyens, la défense des services publics municipaux – largement démantelés par le duo Babary-Bouchet – et une approche plus douce de l’urbanisme constituaient un socle solide sur lequel construire une union programmatique.
  • Depuis cet été un forum de l’union des gauches et de l’écologie se réunissait de plus en plus régulièrement, rassemblant tous les acteurs locaux, avec une volonté unitaire forte, affichée dans les discours tout du moins. Lors de la séance du 25 novembre, une plateforme commune avait été établie, restait à travailler sur la composition des listes et sur la personne qui serait sa tête.

 

Anatomie de l’échec

Alors, me direz-vous, qu’est-ce qui a empêché la constitution de cette liste unique ? Il y a bien sûr la dimension personnelle, les vieilles rancunes, les déceptions de 2017 et les ambitions. Chacun a aussi mille choses à reprocher aux rivaux dans la course à la Mairie et on a vite fait d’oublier où se situe le véritable adversaire et à quel point son projet politique ultra-libéral est néfaste pour la cité.

Ensuite, il y a eu le classique et usant poker menteur pour obtenir des gages et des places dans les futures listes. En guise de quinte flush, les principales figures de la gauche et de l’écologie ont procédé sur les réseaux sociaux à une course à l’interprétation des sondages. Un conseiller PS haut placé au Conseil Régional me confiait que, selon lui, le PS pesait le score de Jean-Patrick Gille au deuxième tour des législatives de 2017 à Tours soit…46% et qu’il ne manquait donc pas grand chose pour « reprendre la Mairie ». Des Insoumis avançaient qu’ils sont la force de gauche majoritaire localement, s’appuyant sur…le score de M. Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la présidentielle 2017 alors même que des écologistes s’appuyaient sur la « percée » de Yannick Jadot aux européennes ou alors sur des projections de 2020 à Grenoble ou à la Grande-Synthe pour légitimer une future position prépondérante aux municipales. Drôle de concours qui n’a amusé que quelques amateurs de joutes statistiques sur Facebook, mais qui ne s’est basé sur rien de concret, les dynamiques électorales étant très difficiles à saisir et imprévisibles en ce qui concerne les reports de voix ou l’attitude des abstentionnistes qui, loin d’être de simples déserteurs de bureau de vote, sont très sensibles aux efforts sincères des partis pour sortir de leurs travers et de leurs divisions et pourraient faire basculer l’élection s’ils choisissent de dégainer leurs bulletins. Et ce phénomène est particulièrement fort à gauche : les électeurs indécis des Prébendes ou fraîchement sortis des écoles de commerce auront moins de scrupules à appuyer Benoist Pierre, avec ou sans alliance avec la droite affairiste et catho du coin.

Autre difficulté visiblement sous-estimée : le fonctionnement des listes citoyennes. Cette dynamique participative qui montre la volonté de la population de s’investir dans la construction des programmes et dans le contrôle des élus produit ses propres contradictions dans la phase finale avant l’élection. Les personnes engagées dans ces listes, parfois depuis des années, peuvent manquer d’esprit stratégique dans la perspective de la victoire. Se sentant citoyens davantage que militants, ils peuvent être portés à une certaine intransigeance par rapport à l’union, forts de leur engagement qu’ils ne vivent pas comme partisan. S’ajoute à cela, pour brouiller un peu plus la situation, certaines listes suspectes d’être le cache-sexe de partis consacrés qui entendent contourner ainsi la méfiance qu’ils suscitent, comme par exemple le PS local qui a ainsi lancé En Avant Tours il y a quelques mois. On voit dès lors des brontosaures de la politique tourangelle se présenter comme de jeunes premiers issus de la « société civile »…

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Enfin, il restait la question plus conséquente des divergences de programme, notamment en ce qui concerne la gratuité des transports en commun. Ce point de tension a cristallisé l’ensemble des logiques à l’œuvre qui pouvaient nuire à l’union. Pourtant, cela aurait pu être une force car, en affirmant la volonté d’une participation citoyenne, il était possible de sortir de cette contradiction par le haut. Et si la question de la gratuité des transports faisait l’objet d’un référendum local ? Et si on sortait de l’aspect symbolique de ce projet pour rentrer dans le détail des tarifs, en testant par exemple une phase de transition où le prix des abonnements serait indexé sur les revenus, la gratuité étant peut-être moins pertinente pour les jeunes cadres dynamiques travaillant aux Deux-Lions ? Comment pourrait-on penser la mutation du métier de contrôleur, en discutant directement avec des représentants de ces travailleurs ? Comment faire payer davantage les entreprises qui bénéficient du réseau de transport local ? Autant de questions que l’on aurait pu mettre en toute transparence sur la table après les élections pour démontrer que la participation citoyenne n’est pas un vain mot ou alors un alibi à pas cher, comme l’ont prouvé ces six dernières années d’urbanisme dirigiste parsemées de quelques réunions d’information aux promesses vaporeuses.

 

Si près du but…

Il est évident qu’il y avait des raisons d’être optimiste et de postuler que les leaders sauraient être lucides et responsables le moment venu. Les réunions hebdomadaires du forum de l’union étaient encourageantes et la quantité d’informations qui remontaient des participants, par exemple envers votre serviteure, laissaient à penser que le processus se faisait de manière transparente et concertée et que tout marchandage notamment des dirigeants des petites formations aurait été porté à la connaissance des citoyens et jugée en conséquence. Désormais, il ne nous reste plus qu’à subir dans la plus totale opacité et sous les ricanements de la droite les négociations, les retournements de veste, les trahisons, les piques et les reniements entre les deux tours. S’il y a une liste de gauche qui arrive jusque là. Et si elle ne s’est pas définitivement aliéné ses « partenaires ».

Il restait la question de la désignation de la tête de liste, c’est vrai. Il était entendu qu’elle ne se serait pas faite par acclamation ni par « charisme naturel » – laissons cela à la droite si amatrice de petits chefs – et qu’il convenait de trouver une méthode juste et équitable. Une primaire organisée début 2020 ? Des binômes transpartisans ? Une place possible pour le tirage au sort ? Des postes tournants ? Les solutions existaient, tout était question de volonté et d’organisation, mais non. Drôle de chose que de se réclamer d’une nouvelle manière de faire de la politique et finir par produire l’erreur que les appareils tant décriés ont maintes fois commises.

 

Et maintenant, que le spectacle commence

En tout cas, ces questions ne se posent plus. Les membres de Pour Demain Tours 2020 ont voté à une très courte majorité le 28 novembre le fait de présenter leur liste sous la houlette d’Emmanuel Denis. A n’en pas douter, la longueur des négociations et les prises de position du PS ont usé les nerfs d’une bonne partie des « militants », convaincus de la légitimité de leur programme et de leur démarche « citoyenne » si pure et unique… Il est évident aussi que la stratégie d’EELV au national et dans la Région a pesé lourd. Après des années d’existence politique âprement négociée dans les exécutifs avec un PS tout-puissant depuis 2010, les membres dirigeants du parti vert dans le Centre Val-de-Loire sont clairement frustrés de jouer trop souvent les faire-valoir et ils se sentent désormais pousser des ailes, prêts à littéralement tuer le PS et à assumer des ambitions électorales. Ainsi, un bon score à Tours, voire une victoire, constituerait un signe favorable dans la perspective d’une candidature de M. Charles Fournier aux régionales de 2021, lui qui vient de prendre du galon au dernier congrès national d’EELV. A noter que Pour Demain Tours 2020 se dit prêt à accueillir d’autres structures, dans une logique unitaire qui fleure bon l’absorption. Ainsi, Ensemble, Génération.s et des Jeunes Insoumis ont rejoint depuis peu la liste.

Dans la foulée, C’est au Tour(s) du Peuple 2020, gonflait ses pectoraux de campagne accusant les écolos de ne pas avoir de programme et de devoir aller au combat pour garantir une véritable ligne sociale. Après le départ d’une partie des membres et l’exclusion d’autres, Claude Bourdin – ancien du PS et conseiller municipal à l’époque de Jean Germain – peut enfin vivre sa passion de la défaite solitaire, mais avec brio et panache : campagne itinérante sous barnum, vidéos à l’arrache sur Youtube et flot de commentaires bravaches au sujet des écolos sur les réseaux sociaux…

Parallèlement, le Parti Socialiste, essentiellement incarné par Jean-Patrick Gille sur Internet, a sauté sur l’occasion pour se victimiser et se poser en martyre de l’union, geignant sur la « trahison » des verts et criant au scandale de la tambouille politicienne. Incapable d’entendre qu’une partie des crispations dans les négociations se cristallisait sur sa personne – jugée trop ancien monde -, l’ancien député a multiplié les interventions dans les médias pour appeler au rassemblement, notamment ce 4 décembre où il propose de retourner à la table des négociations sur la base suivante : la tête de liste à Emmanuel Denis…mais 35% des places sur la liste pour des gens choisis par le PS. Oups, par En Avant Tours, pardon.

La campagne de Michaël Cortot, elle, suit son cours. C’est vrai que juste trois listes de gauche, ça faisait trop light et puis, un nombre pair, ça porte bonheur.

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Au vu des enjeux de la prochaine élection, notamment en ce qui concerne le sort des fonctionnaires municipaux dont les services sont menacés de privatisations – par exemple la restauration scolaire de la commune qui pourrait finir entre les mains de Sodexo, comme cela a été le cas d’une partie de l’animation périscolaire sous Christophe Bouchet – et des espoirs qui avaient été placés dans le processus d’union, nul doute que la déception est grande. Il ne nous reste plus qu’à souhaiter que nos apprentis-sorciers de la politique locale ne seront pas (trop) surpris par le taux d’abstention ni par le résultat final.

 

Un commentaire sur “Chroniques de la gauche la plus bête du monde #1

  1. Merci Joséphine de démêler ce qui se trame. Ça c’est un journalisme utile pour une élection locale. C’est triste tout ça, et lassant, étant donné les enjeux et l’urgence de mettre en œuvre des alternatives à l’ultra-libéralisme aux commandes. Maintenant à voir pour quelle liste opter, mais l’attitude des uns et des autres envers le respect des diversités des ses voisins est un critère qui me paraît intéressant. Une ville à gauche ça devrait être d’abord une expérience de démocratie, c’est à dire de faire ensemble, donc avec l’autre et sa différence. En faire preuve, dès le départ, c’est quand même la meilleure chose à tenter.

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