L’urgence, une bien mauvaise conseillère : confinement et institutions de la jeunesse

 Depuis le jeudi 12 mars, les événements se précipitent avec le choix fait par l’État de confiner une partie de la population, en commençant par les enfants, importants vecteurs de propagation du virus Covid-19 de par leur concentration dans des établissements scolaires. C’est dans un certain cafouillage lié à plusieurs couches d’informations contradictoires qu’élèves, parents, profs, personnels administratifs, cadres, éducateurs spécialisés, aide sociale à l’enfance, directions de la jeunesse et des sports ont du s’adapter en un week-end à de nouvelles contraintes inédites.

L’objet de cet article n’est pas de contester la pertinence du confinement ni d’hurler à l’incompétence au sujet des services de l’Etat dont on peut postuler raisonnablement la volonté de faire au mieux en fonction des moyens à disposition – je parle ici du contexte d’urgence, pas des politiques libérales structurelles déployées depuis vingt ans -. Il sera donc question ici de compiler les problèmes que les acteurs voient émerger peu à peu, d’où une foule de témoignages bruts, afin de dégager des axes d’analyse qui permettront de penser la situation avec lucidité plutôt que de subir l’urgence et passer son temps à courir derrière un bricolage inefficace.

Il me semble également essentiel de ne pas laisser ces questions aux politiques et aux décideurs de cabinet, ni même aux professionnels de la profession, notamment les profs, mais aussi de porter à la connaissance des citoyens les conditions de la gestion de la crise. Car tout cela, c’est de la politique et il convient de ne pas balayer discrètement les polémiques et questions de fond sous le tapis au nom de la nécessaire concorde nationale en ces « temps de guerre ».

 

A la Protection de l’Enfance…

Les situations les plus dures, celles des jeunes pris en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance à cause de carences ou violences affectives et éducatives, sont invisibilisées, comme d’habitude, car elles portent essentiellement sur des franges marginalisées de la population ce qui n’intéresse que peu les médias et la majorité de la classe politique. Pourtant, la situation est critique. Voici le témoignage d’un Éducateur Spécialisé expérimenté qui travaille dans une structure qui fonctionne bien…on imagine mal ce que cela doit donner dans certains foyers habituellement surpeuplés ou pire, pour les 3.000 mineurs actuellement emprisonnés en France.

« Je travaille dans un foyer de la Protection de l’Enfance. On accueille douze enfants de 8 a 15 ans, toute une petite bande de porteurs sains potentiels quoi. Les consignes tombent en cascade depuis environ 5 jours. Le point d’aujourd’hui : confinement maximum, pas le droit de sortir avec les enfants, évidemment. Ils n’ont plus non plus le droit de sortir en « visite libres en lieux neutres » pour voir leurs familles, cela veut dire qu’ils n’ont plus le droit d’aller dans des lieux publics voir leurs parents quand ceux-ci n’ont pas le droit de les héberger chez eux. Dans certains cas les familles disposent également de « droits d’hébergement » c’est à dire la possibilité d’héberger les enfants chez eux sur les weekend. Ce droit est une mesure judiciaire, et donc pour l’interdire, il faudrait que les juges se positionnent pour chaque situation, mais malheureusement ici il n’y a que deux juges pour environ 4500 situations de placement, et les tribunaux sont déjà en panique pour traiter les situations d’urgence. Autant dire que l’ordre d’interdiction ne tombera pas. Donc nous allons devoir emmener les enfants chez eux et les récupérer après, avec les risques que cela engendre, car les parents ne sont pas forcément dans le respect des consignes d’hygiène. Par ailleurs, nous avons reçu des documents sur les consignes d’hygiène a respecter que l’on doit fournir aux enfants et afficher dans les locaux mais pour l’heure, nous n’avons aucun matériel de protection, gants, masques, ou autre. Nos réunions d’équipe sont annulées pour éviter la propagation, mais également pour protéger les cadres de nos services qui doivent en priorité rester « sains » autant que possible car en cas d’urgence c’est eux qui seront les derniers a intervenir.

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Il est important de visualiser ce que c’est d’avoir douze enfants aux problématiques variées dans un lieu fermé avec seulement deux adultes dans cette période anxiogène. Rien a voir avec le simple fait de rester chez soi. Là, ça fait 48h, et la tension monte déjà entre les jeunes. La continuité de l’enseignement, au-delà d’être une mesure irréaliste à l’échelle nationale, était une mesure salvatrice pour nous car les enfants, qui ne sont pas forcément des cancres, se voyaient bien faire leurs devoirs une partie de la journée afin de s’occuper. Or, trouver du travail scolaire a faire pour douze enfants d’ages différents tous les jours, c’est un métier, celui d’enseignant, et c’est très compliqué de le faire vu nos rythmes de travail. De plus, la dynamique nationale en action depuis des années consistant a réduire la « voilure » du social/médico-social fait que malheureusement, nos roulements de salariés fonctionnent habituellement sur la présence de stagiaires dans les équipes, qui, en fait, travaillent gratos – on va pas se mentir-, ce que nous dénonçons depuis des années. Étant étudiants, ils n’ont donc plus le droit de se rendre sur leurs lieux de stage. Résultat ? Les titulaires vont manger des heures, beaucoup d’heures, pour assurer la continuité du service. J’ai fait 10h sup’ la semaine dernière, mes collègues aussi, et ça va continuer. La réalité, c’est que si un salarié ou un enfant tombent malade, ça va devenir très vite très très compliqué, tant nous sommes déjà en sous-effectif permanent. Nous pouvons être réquisitionnés par le Préfet pour assurer la continuité du service. Voila pour le topo. Comme le personnel hospitalier, bien que moins exposé, j’espère que cela engendrera une réflexion autours de l’importance de nos services pour la société. Mais je n’y crois pas trop. Tiens, sinon, mon père est échographiste et l’un de ses associés a le coronavirus. Le cabinet, a terme, va sans doute être fermé pendant un certain temps. C’est à dire plusieurs centaines de grossesses non suivies à temps. Bien qu’étant une question collatérale vis à vis du virus, cela va évidemment s’ajouter à l’impact sur les services hospitaliers et les services de santé en France au sens large. »

Quelques jours plus tard, une autre Éducatrice précise :  » ça a (encore…!) bougé côté maisons d’enfants depuis le témoignage manifestement… Les Droits de visite et d’hébergement sont depuis mercredi soir suspendus. Logique si on veut limiter la propagation, et les jeunes dont je m’occupe sont non seulement en capacité de le comprendre, et à la fois rassurés du fait de la fragilité de leurs parents, pour certains.
Mais cette acceptation n’est sûrement pas de mise sur toutes les unités. Eh puis c’est que le début, faudra en reparler dans 2-3 semaines quand ils ne pourront plus se supporter… Ou plus NOUS supporter. Je passe sur les parents complètement paniqués qui appellent 12 fois par jours pour nous transmettre leurs angoisses, à qui on a dit tout et son contraire entre lundi et jeudi, et dont l’inquiétude, bien qu’anxiogène, est fort légitime.
Autre nouveauté depuis jeudi soir, nous avons la possibilité de sortir, avec un groupe… Arrêté en main, la marée chaussée ne nous verbalisera pas. Illogique ? Pas tant puisque malgré les préconisations, ils ne sont et ne peuvent être que promiscuité sur leur lieu de vie, alors pourquoi pas en forêt…
Quant aux professionnels, ils sont réquisitionnés, et ce même s’ils ont été en contact avéré avec un cas de Covid. On entre, on sort, on infecte joyeusement sa famille, le groupe d’enfants dont on s’occupe, soit ses nombreux collègues. Ou les 3 à la fois.
Et on demande déjà aux personnes en formation de revenir sur le terrain, pour prévoir l’après notamment… Quand les premiers commenceront à lâcher, le renfort sera nécessaire.
Des belles perspectives à venir, et on creuse encore pour trouver des protections, ne serait-ce que pour les jeunes potentiellement infectés, ceux qui seront confinés dans leur chambre une petite quinzaine, mais qui utiliseront fatalement les mêmes sanitaires que leurs congénères… Entre autre.» Et un collège de rajouter : « Ça pose une autre question du coup, combien de temps va-t-on isoler totalement les enfants de leurs familles ? Certains départements ont pris la décision inverse et laissent tous les enfants dans leurs familles… Et franchement c’est hardcore je pense. L’idéal serait au cas par cas, moi y’a 2 situations où ce serait possible. Sur 12, ça nous soulagerait pas mal, deux de moins au quotidien. Et c’est des situations où on travail déjà des retours au domicile dans les mois qui viennent. »

Pour remettre cela en perspective, je ne puis que vous suggérer cet article qui fait le point sur la situation de la Protection de l’Enfance en Indre-et-Loire et ce, avant la crise sanitaire… Ou alors cet article du Monde, qui analyse l’échelle nationale.

Chez nos amis de l’Education Nationale…

Dans la principale institution d’encadrement de la jeunesse, la situation est également tendue, sans compter le passif conflictuel de la relation entre le ministre M. Jean-Michel Blanquer et les personnels, sur fond de réforme du Baccalauréat et des Retraites.

C’est donc ce fameux jeudi 12 mars que l’on a appris la fermeture des établissements dès le lundi suivant. Le ministère puis les rectorats et enfin les proviseurs et principaux ont ensuite multiplié pendant le week-end des messages au sujet de l’organisation de la continuité pédagogique. Dans un premier temps, les professeurs devaient se réunir le lundi pour organiser les cours à distance tout en étant présents dans les établissements sur toutes leurs heures de cours, seuls dans leur salle, suscitant ce genre de réaction d’enseignants :

« Vous faites ce que vous voulez mais moi je n’obéis pas à des ordres absurdes. Ça sent la consigne ministérielle ou rectorale à plein nez, en mode « faites venir les enseignants, c’est bon pour notre communication »

ou

« OK ça veut bien dire que si vous avez cours lundi à 8h, vous devez aller au bahut. MAIS ÇA SERT À QUOI ?

Qu’on vienne pour faire des réunions, organiser la continuité pédagogique, je trouve ça normal. Que des collègues en manque de matériel puisse venir y travailler c’est la moindre des choses. Mais pointer pour pointer c’est ABSURDE.

Franchement je ne vois pas pourquoi je me plierai à cette injonction alors que je peux travailler chez moi, sans perdre de temps dans les transports en commun et en utilisant mon ordinateur, plus performant que la quasi totalité de ceux de l’établissement. »

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Quelques heures plus tard, il n’était déjà plus question de cela mais juste d’une réunion des équipes de chaque discipline pour gérer la continuité du service public. Dimanche midi, les fameuses réunions ne s’organiseraient plus que sur la base du volontariat puis, dimanche soir, il est devenu formellement interdit de venir afin de limiter tout regroupement, les rumeurs de confinement généralisé étant désormais insistantes. Ne restent plus que de vagues consignes sur la nécessité d’assurer la continuité pédagogique, globalement laissées à la libre volonté des individus ou des équipes disciplinaires, avec une aide discrète des outils informatiques à disposition dans les établissements ou directement sur Internet.

Une prof témoigne des choix de son établissement : « un emploi du temps qui reproduit une semaine de cours a été mis en place pour les profs et les élèves. À chaque début d’heure, le prof doit, à distance, transmettre sont travail sur Pronote [interface parents-profs-élèves ] et être disponible pendant l’heure pour répondre aux questions. Le travail peut être aussi transmis via les les adresses mails personnelles des élèves ou sur des groupes WhatsApp. Si des élèves ne transmettent pas correctement leur travail, on peut s’adresser à eux. C’est, du moins, ce que j’ai compris… car les consignes fusent dans tous les sens et il est difficile d’y avoir accès (le service de messagerie ne marche quasiment jamais) »

C’est dans ce flou qui renvoie chacun à sa bonne volonté, à sa maîtrise d’outils technique et au sens qu’il donne à sa mission de service public que les enseignants ont commencé à structurer leurs cours et relations pédagogiques en ligne, non sans difficultés.

La quantité de travail ? « Je suis à 10-12 h par jour. Hier moins. Et ce week-end ce sera zéro. Trop crevant. Vraiment. »

L’harmonisation des pratiques ? « Ça part dans tous les sens certains utilisent Discord, Instagram bref, de toute façon je pense qu’en seconde je vais pas les accabler, je leur fais confiance (ce sont des élèves du style à se connecter à 8h lundi matin et qui envoient des mails le samedi à 21h… donc je pense que le peu que je leur donnerai sera lu). Des élèves m’ont déjà écrit sur la messagerie pronote qu’ils croulaient sous le taf dans certaines matières… et là le fossé des inégalités risque de prendre encore en largeur et profondeur et puis, vu les milieux sociaux des élèves de ce lycée, je pense qu’ils ont une bibliothèque et une connexion donc bon, ils peuvent aussi fouiller par eux-mêmes »

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En primaire, c’est guère mieux… : « J ai appelé tout le monde une fois, envoyé deux mails avec diverses recommandations et documents, je renvoie des docs que la directrice imprime et donne aux parents qui viendraient à l’école lundi matin… Mais cette continuité pédagogique dont tout le monde se fout quand y a pas de remplaçants en cas d’absence… Ça me gonfle. » En effet, quand on sait que dans certains départements, notamment les plus défavorisés comme la Seine-Saint-Denis moins de 50% des professeurs absents pour maladie ou congé sont remplacés, difficile de ne pas s’interroger sur la posture du ministère… voire de se demander si le nœud de la question ne réside pas dans l’origine sociale des élèves, la continuité étant visiblement plus importante pour des classes de Terminale scientifique que pour des CE1 d’une école des quartiers nord de Marseille.

Cette question du flou dans l’organisation traverse véritablement tous les établissements et toutes les positions dans le système. Par exemple, voici le témoignage d’une professeur documentaliste en lycée agricole :

« En tant que documentaliste en lycée agricole, je dois assurer 4 heures de « cours » à distance pour cette période de confinement. En dehors de ces heures de cours, il m’a fallu gérer par mail les suspensions d’abonnements et report de commandes, etc.. engendrés par la période de confinement. Un mail nous a été transmis pour nous dire qu’il m’était possible de travailler à distance sur BCDI (logiciel utilisé au CDI). Je ne sais pas si c’est quelque chose que je dois obligatoirement faire mais je vais tenter de le mettre en place. Avec mon collègue de Français nous devons faire passer un examen. Les oraux devait avoir lieux le 27 mars toutes la journée. Nous devons essayer de maintenir les oraux. Normalement un étudiant passe 20 minutes à l’oral devant mon collègue et moi et s’appuie sur un diaporama pour sa présentation. Nous cherchons des outils pour reproduire ces conditions à distance. Lundi : Il y a avait une réunion de l’équipe de direction et des professeurs principaux. Je n’y suis pas allée. J’ai seulement passé une petite heure sur mes mails pour m’informer de ce qui a été dit et récupérer les documents et informations de suivi. Mardi : j’ai récupéré et enregistré tous les mails et numéro de mes élèves (et heureusement en tant que doc j’en ai peu) et j’ai passé bien 2h à corriger mes devoirs maison et surtout à les récupérer (c’était le foutoir car beaucoup me l’avait envoyé par mail, d’autres pas…) Mercredi : je ne travaille pas habituellement le mercredi (je bosse à 80%, je n’ai que 22H de présence au lycée avec le CDI et les cours). Fin de mes corrections de DM (car les conseils de classe sont maintenus.. par mail ou visio), encore 2h. Jeudi, 4h de préparation de cours pour mes premières avec les nouvelles modalités d’évaluation, les moyens de me contacter, un calendrier pour leur permettre de travailler en autonomie + Gestion des problèmes liées au travail à distance (certains des livres et documents sont au CDI + certains élèves n’ont pas d’ordinateur chez eux. Enseuite, uneheure de cours de première et réponses aux questions des élèves sur WhatsApp + diffusion des documents préparés le matin. Ensuite, 1h de cours en Terminale et correction des lettres de motivation. Enfin, 1h de préparation de cours BTS. Vendredi, 2h de correction de dossier BTS. Et je vais y passer encore 2 ou 3h. J’y passe plus de temps que d’habitude comme je pourrais pas faire les remarques en classe. Et je compte pas dans tout ça les dizaines de textos et de mails entre collègue pour s’organiser. »

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Ainsi, se pose rapidement la question du temps de travail mais aussi de sa nature, non pas pour jouer les puristes affectés qui ne sauraient que produire de brillants cours magistraux devant une classe au garde à vous, mais pour interroger l’identité professionnelle, la formation continue, le rapport aux technologies et la frontière entre temps de travail et temps de repos, traditionnellement floue chez les enseignants. Le gouvernement ne s’y est pas trompé, lançant un aménagement transitoire du statut des fonctionnaires et de l’organisation de leur temps de travail, comme le montre cette proposition de loi spéciale état d’urgence sanitaire examinée au Sénat.

Autre témoignage pour comprendre tous ces enjeux dans la pratique concrète :

« après trois journées passées à mettre en place le protocole de cours à distance (Moodle [plateforme officielle de mise en ligne de contenus des professeurs], Espace Numérique de Travail, mail professionnel), à répondre aux interrogations des élèves, ce qui m’a aussi permis d’affiner certains points de fonctionnement et de rappeler aux élèves qu’ils sont 140 à gérer sur 6 groupes issus de 15 classes, comme de nombreux professeurs de langue, à constater que le premier point de vigilance est le respect du dit protocole : temps d’échanges, de dépôt des travaux, ressources en ligne, etc, j’ai commencé à récolter les fruits de ce travail de « hotline » ce matin avec un premier « chat » organisé sur Moodle avec les élèves de Terminale, la deuxième série de « chats » est programmée pour les secondes demain et vendredi pour les Terminales. Travail fastidieux, car technique, mais aussi pédagogique, puisque les élèves apprennent à gérer les outils et les ressources, et que je confirme que rien n’est jamais acquis et maîtrisé – prof et élèves. C’est l’occasion pour eux de se rendre compte qu’ils n’ont jamais vraiment consulté le manuel en ligne, par exemple, et que le respect de la consigne est la clef d’une meilleure réussite collective.  J’ai donc aussi établi des règles de temps d’envoi et de réponse aux mails sur ma boite professionnelle et de dépôt pour les devoirs à rendre, leur rappelant qu’ils ne me rendent pas les devoirs en temps « normal » 5 jours à l’avance, dans les couloirs du lycée et entre 8h et 23h…Sinon, oui, nous allons tous craquer! »

En fait, c’est lorsque les professeurs, par ailleurs souvent parents d’élève, ont constaté la charge de travail demandée, que les premières interrogations de fond ont germé :

« Au collège de nos enfants et à l’école dès lundi les  travaux à faire sont tombés en rafale, sans aucune réflexion sur la faisabilité, le stress, les circonstances inédites, l’égalité entre élèves. Puissions nous avoir un peu plus de hauteur de vue. Chez nous à la maison c’est assez difficile et encore, nous sommes profs ! »

Puis, les parents ont également commencé à réagir et à contacter les établissements:

« la situation actuelle est exceptionnelle et inédite. Je suis certaine que vous faites de votre mieux pour gérer les cours à distance depuis une semaine ainsi que la continuité pédagogique.

Je tiens cependant à attirer votre attention sur plusieurs points :

– la masse de travail donnée cette semaine a vraiment été très importante (trop), pourtant ma fille est studieuse et n’a pas de difficultés,
– il n’y a pas un ordinateur par enfant de la famille,
– la qualité de connexion n’est pas toujours au rendez-vous ce qui complique encore les conditions de travail
– nous tentons d’avoir une vie familiale équilibrée et harmonieuse malgré le confinement, mais les obligations de se connecter à des cours à distance aux horaires de repas nous en empêche,
– travailler dans les conditions de confinement impose de composer avec le rythme familial et la gêne occasionnée par les autres membres de la famille.

La situation sanitaire actuelle influant déjà négativement sur le moral des enfants, je ne pense pas qu’il soit judicieux de leur faire subir une surcharge de travail propre à les démoraliser davantage.

Par conséquent, vous serait-il possible, d’adapter vos cours de manière plus souple et d’éviter les rendez-vous à heures fixes en visio ou audio. Les enfants étant en terminale, ils sont normalement assez autonomes pour pouvoir vous contacter lorsqu’ils ont des difficultés ou des des questions. »

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Parfois, cela est dit sur un registre plus humoristique

« Aujourd’hui vendredi 16h, fin de la première semaine de classe virtuelle et de continuité pédagogique, après une belle journée de travail entrecoupée de petites pauses ludiques, le confiné de première tendance scientifique d’un lycée de l’hypercentre ville, s’apprête à faire son habituel « 4 heures » (constitué principalement d’une baguette entière et d’un quart de pot de Nocciolatta) quand, soudain, tombe sur son écran un message Pronote d’un de ses professeurs lui laissant « 4 heures », c’est à dire jusqu’à 20h ce soir pour rendre un exercice qu’il trouvera sur ce même Pronote…

Donc là, y a des profs qui rentrent dans une autre dimension de la relation prof-élève…

Il va être nécessaire de mettre au point une charte de la continuité pédagogique vu que le bon sens ne semble pas toujours aller de soi. »

dans tous les cas, toujours plus geek…

« Alors pour lire, rendre leurs devoirs ou suivre des explications de profs, mes filles doivent se connecter sur Pronote, l’ENT, Google Drive, Discord, What’sApp, Classe Virtuelle CNED, Moodle, Youtube Live, Instagram… » ou bien « J’ai reçu 22 mails depuis hier pour mon fils de 5 ans….grande section de maternelle….22 mails….»

D’autres questions se posent dès lors : qui forme les enseignants et les élèves à la maîtrise de ces outils ? Sur quels temps ? Sait-on vraiment ce que deviennent les données mises en ligne ? Peut-on garantir la vie privée de tous les utilisateurs ? Le traitement des mails est-il déjà du travail ? Que peut-exiger des élèves en ligne ? Comment coordonner l’action enseignante en ligne pour éviter de submerger les élèves ? Qui est payé pour cela ?

En réalité, l’Éducation Nationale dispose déjà d’outils pléthoriques qui donnent lieu à des signatures de conventions entre le ministère et les entreprises afin de bien baliser l’utilisation…mais face à la complexité du fonctionnement et les pannes, du moins les premiers jours, nombre d’enseignants ont privilégié de grosses plateformes utilisées par les élèves mais dont les garanties d’utilisation sont inexistantes… Un site qui centralise tous les dispositifs institutionnels est également à disposition ainsi qu’un service public dédié, le Centre National d’Enseignement à Distance (CNED), crée en 1939 pour pallier les difficultés du système éducatif pendant la guerre puis pensé ensuite comme un moyen d’atteindre des publics marginalisés (enfants malades, prisonniers, mères au foyer, professionnels en reconversion…). Il y a en plus, dans chaque établissement, un référent numérique, royalement payé 135 euros par mois sous forme de primes et qui s’occupe d’accompagner les profs et les élèves vers une utilisation plus fluide de l’outil informatique. Le référent numérique que j’ai pu contacter m’a confié avoir passé plus de 30h la semaine écoulée pour faire face à la mise en place de la continuité pédagogique tout en se plaignant du double discours des profs qui militent pour l’utilisation de logiciels en open source afin de ne pas enrichir des groupes privés mais qui s’inscrivent massivement depuis lundi dernier auprès de logiciels aux pratiques contestables, tels Discord, groupe de la Silicon Valley capitalisé à plus de 2 milliards de dollars et régulièrement critiqué pour le manque de protection des données, la présence de logiciels espions et la dimension commerciale de l’activité avec la boutique de vente de jeux en ligne…

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Loin d’être des râleries de professeurs dépassés par les enjeux, des cadres de l’Éducation Nationale se saisissent également de la question. Ainsi une inspectrice de Lettres témoigne :

« Mes appels aux chefs d’établissements dans le cadre du suivi de la continuité pédagogique confirment l’impression de ce que je constate chez moi avec mes enfants. Les élèves sont submergés de travail, le tout organisé de manière un poil anarchique puisque chaque prof cherche logiquement à pallier les plantages des plateformes institutionnelles en utilisant des trucs plus solides. Il parait que la vie continue dans les foyers avec les taches ménagères + le télétravail des parents + la classe à la maison + l’achat de PQ. Il faut vraiment se détendre si on veut tenir la distance. »

ou alors un autre collègue :

« Quand j’entends qu’on est prêt pour l’enseignement à distance, je ricane. Sans même parler des difficultés techniques flagrantes en ce premier jour de connexions massives. Dans la classe, il y a un prof qui explique des trucs, d’humain à humain avec un crayon dans la main. Un prof qui motive l’étude d’un concept, qui donne envie aux élèves en adaptant son discours, son rythme en direct selon la réaction des élèves. Là il n’y a que des tarées comme mes filles pour passer leur journée à faire le TD de physique, le cours à distance d’enseignement scientifique, les pages d’exos de maths toutes seules. Enfin… toutes seules, presque. C’est bien pratique d’avoir Papa et Maman qui peuvent expliquer la mitose, la dérivation, la loi de Wien et un peu de mécanique newtonienne. Bref, la continuité pédagogique au temps du Corona ça va surtout accroître les inégalités. »

Et bien sûr, je ne parle pas des précaires de l’Éducation Nationale, qui sont légion. Tel professeur qui raconte que « mon contrat s’arrêtait le 12 mars, et n’a pas eu le temps d’être renouvelé… donc je suis officiellement sans contrat.. J’ai pris le temps de contacter la direction pour savoir si mon renouvellement était acté. Réponse : je n’ai pas signé mon contrat mais mon renouvellement « devrait » pouvoir se faire mais tard, je continue à travailler donc ». Que dire aussi des Assistants d’Éducation – les « pions » – de l’enseignement primaire ou secondaire, à qui on dit qu’ils sont « réquisitionné pour les enfants de soignants, enfin pour être « prêt à » potentiellement remplacer ceux qui gardent les enfants de soignants mais qui tomberaient malades » ?

Et ces Accompagnants d’Élèves en Situation de Handicap (AESH) notoirement sous-payés et peu considérés ? Ceux que j’ai pu contacter, m’ont assuré avec un naturel déconcertant qui en dit long sur comment ils sont traités habituellement par l’institution que « le chômage partiel ? franchement j’en ai absolument aucune idée, le ministère a envoyé des mails mais n’a pas communiqué la dessus ». Et de préciser que « cette situation rajoute une couche de complexité dans la relation élèves/AESH. Déjà, il y le manque d’informations et de directives nous concernant : tous les mails que j’ai reçu du ministère concernaient les enseignants. Les seuls retours que j’ai pu avoir c’est « AESH, restez chez vous » et par mon directeur « fais ce que tu peux ». Ce manque de consignes qui nous laisse dans un grand flou.. déjà que le métier d’AESH et ses missions sont obscurs, aujourd’hui elles le sont davantage. Le comble serait d’avoir à aider à l’installation de cette continuité pédagogique pendant que toute l’année scolaire on nous fait comprendre que la pédagogie ce n’est pas pour nous AESH. J’en fais pourtant de la pédagogie, de la méthodologie et du soutien scolaire à réexpliquer le cours, à travailler sur la verbalisation, la mémorisation, faire faire des fiches synthèses, faire de la recherche au CDI… (plus de la moitié de mon quota horaire). Tout ce travail considéré comme obscur mais accepté par l’établissement car un tantinet reconnu comme efficace. Aujourd’hui nous devons faire face à cette crise mes élèves et moi ou la relation est très complexe puisque distanciée. Un de mes élève de Terminale me rapporte qu’il arrive à travailler avec l’aide de ses parents enseignants et que c’est plutôt facile finalement… et un de mes autres élèves manquant habituellement d’autonomie qui nécessite un suivi régulier et que je sens complètement angoissé par la situation avec des parents agriculteurs peu présents. Il se sent débordé et n’arrive pas à travailler de façon autonome alors il m’a confié avoir abandonné et va aider ses parents. Effectivement je retrouve dans cet article ce constat fait par d’autres c’est à dire ces inégalités qui vont s’accroître entre les élèves et encore plus pour ceux qui nécessitent une aide quotidienne. Comment pouvons-nous continuer à travailler ensemble sachant que notre travail repose sur du face à face et de la communication ? Quels dispositifs je pourrais mettre en place pour les guider sans leur prémâcher le travail ? Est-ce à moi de le faire ? Dois-je attendre d’avoir des consignes ? Questions sans réponses pour le moment (et pour combien de temps ?), voila les limites de nos situations actuelles.»

Je ne parle même pas des métiers de l’animation, des colonies de vacances et des centres aérés, souvent très précaires et organisés par des associations aux finances fragiles, dans le cadre de délégations de service public. Chômage partiel, licenciements et fermetures de structures sont à prévoir, mais avec le fractionnement extrême de ce secteur, pas sûr que cela fasse grand bruit…

Quid du service minimum, d’ailleurs ? Un cadre administratif de l’Education Nationale nous en parle pour sa ville : « les écoles de Tours sont fermées, sauf une qui réunit les « enfants de soignants ». Pour ne pas avoir à réquisitionner des instituteurs, l’inspection a demandé des volontaires, et a établi un planning: chaque volontaire « surveille » ces enfants pendant une demi-journée. Donc si on récapitule: 6 enfants pour Tours centre, soupçonnables d’être des porteurs sains, et 8 instits différents depuis lundi. 16 en deux semaines, 32 en un mois. Bravo la continuité pédagogique. Et bravo le « containment » des éventuels virus!»

 

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Alors bien sûr, on n’est qu’au début de ce confinement et selon tout probabilité, avec l’expérience et le passage des jours, les choses vont se normaliser et atteindre un nouvel équilibre qui permettra de limiter la casse et de « sauver cette année scolaire sans (trop) pénaliser les élèves ». Mais il ne faudrait pas que la fin de la crise ne se traduise que par une politique de l’applaudissement, dont on a une éclatante démonstration depuis quelques jours chaque soir à 20h. Il s’agit de remercier et de faire corps symbolique avec les soignants…mais pas tellement de parler salaires, conditions de travail, investissements publics et stratégies de santé collective. Un merci de la nation aux profs et éducateurs, une tape affectueuse d’Emmanuel Macron sur le crâne, une prime de 100 euros et on n’en parle plus ce serait une catastrophe pour le système éducatif déjà malmené et en panne de vocations. Non, il faudra d’abord réfléchir aux services publics et au bien collectif que l’on entend proposer à la jeunesse afin de lui assurer une émancipation par le savoir, des chances égales de suivre la trajectoire souhaitée dans la vie et une égalité de conditions dans l’accès au savoir. Et de cela, on est loin et de plus en plus loin avec les vingt années de politiques libérales de démantèlement du service public dont le gouvernement actuel est grandement responsable.

Au-delà de cette dimension politique, cette crise dit beaucoup aussi sur notre époque, lorsque l’on prend le temps de lire la réaction des profs, parents et élèves : tropisme du tout technologique censé régler les problèmes ; pression permanente à la performance, à l’efficacité et à l’efficience, preuve de l’influence de la vision comptable du monde portée par les ultra-libéraux tendance École Nationale d’Administration dont est issue la tête de l’exécutif ; négation de la richesse et des subtilités des affects humains, la relation prof-élève étant renvoyée à une simple transmission de savoirs tout aussi bien possible en pdf ou en streaming par des profs interchangeables face à des élèves anonymes ; négation de la dimension psychologique et anthropologique de la crise du Covid et du confinement en ne prenant pas en compte la réalité matérielle quotidienne des élèves : ont-ils un espace pour travailler, un ordinateur, du silence, des tâches domestiques à faire ? Ont-ils peur du virus ? Ont-ils peur de rester enfermés ? Quels discours interprétatifs de cette crise sont livrés à la maison et sur les sites Internet fréquentés ? Sont-ils dans un environnement anxiogène ? A quoi ressemble la vie de famille à plusieurs dans un espace limité alors même qu’en général le quotidien de chacun se fait à l’extérieur ? Existe-t-il des problèmes financiers dans la famille qui seront exacerbés par le chômage partiel ? ; manque de réflexion sur le profil de recrutement des enseignants et sur leurs missions… Pourquoi une majorité d’enseignants s’est précipitée sur la transmission de cours et d’exercices sans réfléchir à la charge de travail ? Pourquoi l’obéissance à la hiérarchie est si aveugle ? D’où vient cet esprit missionnaire qui laisse penser aux profs que si les élèves n’ont pas 2h d’exercices de maths par jour ils échoueront dans la vie et qu’il convient donc d’essayer de les sauver par le travail ?

Beaucoup de questions ouvertes. Et beaucoup de temps pour y réfléchir aussi. Enfin, pour ceux qui ont la chance d’être confinés sans devoir aller au travail. Car la problématique est également sociale : ce sont les enfants issus des classes populaires qui réussissent le moins bien à l’école et cet épisode de confinement ne fera que renforcer les inégalités, les parents peu diplômés ou travaillant à l’usine ou au ménage ne pouvant pas apporter l’aide nécessaire pour pallier l’absence de professeur.

 

PS : Illustrations réalisées à la main par Coco Roupi – Tous droits réservés

2 commentaires sur “L’urgence, une bien mauvaise conseillère : confinement et institutions de la jeunesse

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